Autrefois, la réparation du préjudice résultant de l’atteinte au brevet se limitait aux seuls dommages subis par le demandeur, qu’il soit titulaire du brevet ou licencié exclusif, en application du principe de la réparation intégrale (« tout le dommage mais rien que le dommage »). Aujourd’hui, le droit français prévoit plusieurs méthodes de calcul des dommages intérêts, qui comprennent expressément la prise en compte des « bénéfices réalisés par le contrefacteur » afin de donner un caractère dissuasif à la contrefaçon.
L’article L. 615-7 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération distinctement :
1° Les conséquences économiques négatives de la contrefaçon, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée ;
2° Le préjudice moral causé à cette dernière ;
3° Et les bénéfices réalisés par le contrefacteur, y compris les économies d’investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de la contrefaçon.
Toutefois, la juridiction peut, à titre d’alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire. Cette somme est supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrefacteur avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il a porté atteinte. Cette somme n’est pas exclusive de l’indemnisation du préjudice moral causé à la partie lésée. »
Si la réparation des conséquences économiques négatives subies par la victime peut se cumuler avec la réparation du préjudice moral et la prise en compte des bénéfices du contrefacteur, il reste à savoir comment sont calculés ces différents chefs de préjudice. Si la victime opte, à titre alternatif, pour une réparation forfaitaire, encore faut-il déterminer l’étendue, voire l’existence du préjudice.
Pour déterminer les conséquences économiques négatives, le juge prend en considération le gain manqué et les pertes subies, distinctement.
Le manque a gagné
Le manque a gagné correspond au profit que le demandeur aurait réalisé en l’absence de contrefaçon. Il faut donc déterminer la marge bénéficiaire du demandeur. Ce calcul est réalisé en deux étapes, en déterminant la masse contrefaisante, d’une part, et la part des ventes que le demandeur aurait pu réaliser s’il n’y avait pas eu d’atteinte au brevet, d’autre part.
La masse contrefaisante correspond au volume de ce qui a été vendu par le contrefacteur en France pendant la période de la contrefaçon, c’est-à-dire au cours des cinq années précédant la date de l’assignation. Ce volume est estimé soit en nombre de pièces, soit en chiffre d’affaires contrefaisant.
La masse contrefaisante est ensuite réduite aux seules ventes additionnelles manquées, c’est-à-dire en prenant en compte le taux de report des ventes, sur la base de divers facteurs, tels que la capacité industrielle de production et de commercialisation du demandeur, ses parts de marché, le taux de clients communs entre le demandeur et le contrefacteur, le prix de vente des produits pouvant encourager ou dissuader le report des ventes, etc.
Enfin, il est appliqué à la masse contrefaisante ainsi déterminée le taux de marge que réalise le demandeur pour vendre ses produits. Selon la jurisprudence, il s’agit du taux de marge brut. En effet, dans une décision récente, la Cour d’appel de Paris a appliqué au chiffre d’affaires réalisé par les contrefacteurs, un « taux de marge moyen, calculé selon la formule (prix de vente unitaire – prix d’achat unitaire) », sans déduire les coûts fixes, au motif que ces derniers « auraient été de toutes façons encourus même en l’absence de contrefaçon. » (CA Paris, 11 mai 2021, n° 19/07127).
Enfin, lorsque l’objet contrefaisant ne constitue qu’une partie d’un produit commercialisé, il convient de rechercher si cette partie n’est qu’un simple accessoire ou, au contraire, un élément décisif dans l’acte d’achat du consommateur.
Ainsi, le « tout commercial » sera pris en compte dans le calcul de la masse contrefaisante lorsque l’objet contrefaisant est vendu en même temps que le produit, formant ainsi « un tout indivisible » ou lorsque celui-ci ne peut pas être séparé physiquement du reste du produit sans le détruire ou l’endommager. En revanche, lorsqu’il n’existe pas de lien suffisant entre l’objet contrefaisant et le produit global, la jurisprudence considère que la théorie du tout commercial ne doit pas s’appliquer.
Ainsi, dans une décision récente, la Cour d’appel de Paris a pu considérer l’absence d’un tout commercialentre un présentoir contrefaisant et la marchandise qu’il contenait, à savoir des poignées, dans la mesure où « le tout commercial exige une indissociabilité pour le consommateur. En conséquence, la société S. ne peut prétendre à une réparation prenant en compte la valeur marchande des poignées et son préjudice réside dans la seule privation des redevances qu’elle aurait perçues si elle avait consenti à l’exploitation de son brevet » (CA Paris, pôle 5, ch. 2, 15 déc. 2017, n° 15/14463).
Les pertes subies
Les pertes subies correspondent à tout préjudice matériel en dehors du gain manqué, tel que la baisse des prix de vente du produit breveté, la perte de parts de marché, l’augmentation du prix de revient, la baisse du taux de la redevance, la perte d’une chance de conclure des marchés, etc.
S’il s’avère que le demandeur n’a pas subi de perte de bénéfice, il reste recevable à obtenir réparation au titre des redevances qu’il aurait pu espérer percevoir. En effet, la perte de redevances fait partie des conséquences économiques négatives, le manque à gagner n’étant qu’une des conséquences économiques négatives possibles. « Aucun critère n’est exclu, il est possible de prendre notamment en considération la perte de redevances subie » (CA Paris, pôle 5, ch. 1, 27 juin 2017, n°15/09294).
Le juge peut majorer la redevance manquée pour tenir compte du préjudice subi par la partie lésée. « Le principe de la majoration du taux de redevance contractuel tient compte de la situation pénalisante dans laquelle se trouve le titulaire du brevet qui subit ainsi l’exploitation de l’invention, objet de son brevet, en dehors de toute décision de sa part et, en fait, contre son gré, ce qui a eu entre autres conséquences, la possibilité pour un concurrent de pénétrer le marché particulièrement restreint à l’époque des faits, des robots ménagers multifonctions » (CA Paris, pôle 5, ch. 1, 27 juin 2017 n° 15/18722). Le taux ainsi majoré est parfois porté au double.
A titre alternatif, le demandeur peut choisir de solliciter une réparation forfaitaire.
Le mode de réparation prévu à l’article L. 615-7 CPI alinéa 2 ne peut être appliquée que sur demande expresse du demandeur (Cass, ch. com, 17 mars 2021, n° 17-28.221). Lorsque cette option est exercée, le juge n’est pas tenu de déterminer le préjudice réellement subi. Il prend alors pour base de calcul une redevance hypothétique. Le texte l’invite même à fixer le montant de la réparation forfaitaire au-delà de la redevance hypothétique.
Cette option peut s’avérer avantageuse lorsqu’il est difficile pour le demandeur de déterminer le préjudice subi. Cependant, le demandeur n’en reste pas moins tenu de rapporter la preuve des gains que lui aurait procuré une licence si elle avait été conclue. Toute absence de preuve entrainera nécessairement un rejet de la demande de dommages intérêts, et ce même si dans son principe elle est jugée bien fondée.
Dans une affaire récente, la Cour de cassation a confirmé l’arrêt d’appel ayant constaté que le demandeur, titulaire du brevet ayant concédé en licence à sa filiale, avait certes droit à l’indemnisation des gains dont il a été privés du fait de la contrefaçon, mais qu’en l’occurrence, il ne fournissait « aucun élément sur les gains que lui aurait rapportés la licence de ce brevet, ni aucun élément d’appréciation permettant de lui allouer, autrement que de manière hypothétique, une somme forfaitaire ‘supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrefacteur avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il a porté atteinte’ ». En effet, le demandeur s’était abstenu d’indiquer toute information relative à la rémunération de la licence, au motif qu’il ne pouvait dévoiler à ses concurrents ce secret d’affaires. Dans ces circonstances, la Cour d’appel avait pu, sans refuser l’indemnisation d’un préjudice dont elle admettait le principe, retenir que l’existence même de ce préjudice n’était pas établie (Cass, ch. com., 21 mars 2018 n° 16-16.812).
Il importe donc de documenter avec soin l’ensemble des éléments qui concourent au préjudice matériel et moral du demandeur, et en particulier les modalités de fixation du montant de la redevance de licence, même hypothétique (redevances pratiquées par des tiers, études de marché, etc.).
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Les critères retenus pour la fixation des dommages et intérêts en réparation de l’atteinte au brevet sont suffisamment larges pour permettre à la partie lésée d’obtenir pleine satisfaction, sous réserve toutefois de répondre aux exigences probatoires :
- Soit en versant des preuves suffisantes pour établir le préjudice y compris les bénéfices réalisés par le contrefacteur par des éléments accessibles au public ou acquis dans le cadre d’une saisie-contrefaçon, tels que des bons de commandes, factures et tout autre document comptable ;
- Soit par l’exercice par le demandeur de son droit d’information qui lui permet d’obtenir sur autorisation du juge la communication de « tous documents ou informations détenus par le défendeur (…notamment relatifs aux) quantités produites, commercialisées, livrées, reçues ou commandées, ainsi que sur le prix obtenu pour les produits » (article L. 615-5-2 CPI) et plus généralement, selon la jurisprudence, les éléments comptables dont le titulaire du brevet a besoin pour chiffrer son préjudice.
La réparation du préjudice moral repose sur le même enjeu probatoire. En effet, si la Cour d’appel de Paris a pu accorder une réparation substantielle au titre de ce chef de préjudice (CA Paris, pôle 5, ch. 1, 3 juillet 2018, n° 16/20760), la même juridiction a écarté toute réparation en l’absence « d’élément apte à démontrer que les faits délictueux en cause ont porté atteinte au crédit, à [la] réputation [du demandeur] ou à tout autre élément de nature extrapatrimoniale » (CA Paris, pôle 5, ch. 2, 9 déc. 2016, n° 16/02891).